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Au Sujet de la Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche

Un calendrier flou

Ce qui était annoncé

En février 2019, Edouard Philippe confiait à Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) l’élaboration d’une Loi de Programmation Pluriannuelle de la Recherche (LPPR). Cette loi devait être présentée au Parlement début 2020, pour une application début 2021.(source) 

Ce qui a été fait

Dans les faits, le texte de la loi n’est pas encore connu aujourd’hui, sinon par les rapports préparatoires de  trois groupes de travail mandatés par la ministre, réceptionnés en septembre 2019 par Edouard Philippe, ainsi que par les prises de parole du gouvernement et ses échanges avec les organismes de recherche. Dernièrement, des versions  du 9/01, 20/02 et 16/03/20 de la loi ont fait l’objet de « fuites » recueillies par des journalistes mais aucune information officielle n’a été fournie ces dernières semaines aux journalistes (source). Un grand flou règne donc à propos de cette loi, au sujet du vote effectif de laquelle une  dernière déclaration de la ministre datée du 19 mars laisse du reste planer le doute (source)

Qu’est ce qui motive une loi de programmation pluriannuelle de la recherche ?

Les constats des groupes de travail

Le gouvernement, en accord relatif avec les  organismes de recherche auditionnés, fait le constat d’une urgence à agir pour remédier au « décrochage rapide de la France depuis 15 ans en tant que puissance industrielle et économique de premier plan ».(source)

Les rapports  soulignent : 

Le sous-financement de la recherche publique 

  •  2,22% part du PIB consacré à la recherche en France en 2016, moins que la moyenne des pays de l’OCDE et loin de l’objectif de 3% fixé en mars 2000 par le sommet européen de Lisbonne, soit :
  • 0,78% pour la recherche publique contre les 1% recommandés
  • 1,44% pour la recherche privée contre les 2% recommandés. (source)

La faible rémunération dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche : elle concerne notamment les entrants, dont le salaire moyen plafonne à 63% de la moyenne des pays européens, pour une entrée en carrière à un âge moyen de 34 ans, soit 1800 € net,  de l’aveu même des rapporteurs un salaire « indécent » voire « indigne ». (source) 

En ce qui concerne les doctorants, le rapport mentionne les conditions dissuasives de préparation de la thèse avec par exemple : durée inadaptée, financement insuffisant, manque de reconnaissance du diplôme. (source, p.24)

La dégradation de l’emploi scientifique se traduit par une baisse importante des emplois permanents de chercheurs :

  • Moins 27% pour les chargés de recherche entre 2008 et 2016 
  • Moins 36% pour les maîtres de conférences entre 2012 et 2018 
  • Moins 40% pour les professeurs d’université entre 2012 et 2018
  • Moins 44% d’ingénieurs de recherche dans les EPST entre 2008 et 2016 

Cette diminution considérable du nombre des chercheurs s’accompagne de celle des emplois de support et soutien des chercheurs, soit moins 7,8% des personnels de support et de soutien entre 2012 et 2016. (source, p.20)

Il en résulte une dégradation des conditions de travail, en particulier surcharge administrative due à la baisse des personnels de soutien  et au recrutement de plus en plus accentué par « appels à projet ». 

Les causes 

Les rapporteurs identifient deux causes :

La dispersion des financements, s’inspirant ainsi des analyses de Jean-Pierre Bourguignon, président de l’ECR (European Council of Research), le 23 mai 2019 à Stockholm. (source, p.9)

 Le financement par projet, qui génère une « augmentation du nombre de contractuels financés sur projet, en situation souvent précaire et généralement mal rémunérés. Les universités et les EPST sont ainsi parmi les organismes du secteur public qui comptent la plus forte proportion de contractuels (près de 35% pour les universités et 25% pour les EPST)  » (source, p.20)

Les propositions du gouvernement  

Les propositions du gouvernement laissent apparaître trois caractéristiques   principales : hiérarchisation, inégalité  des financements et généralisation du management. 

Les rapports projettent par exemple de créer deux instances ministérielles : un « Conseil stratégique de la recherche et de l’innovation rattaché au premier ministre » et une « cellule stratégique placée auprès du premier ministre ». Le premier,  composé de seulement 12 membres, se substituerait aux institutions ayant pour but d’informer le pouvoir (Académie des sciences, de médecine, etc ), le second «  de taille très restreinte » serait chargé d’élaborer la “stratégie d’innovation française”.

D’autre part, le ministère de la recherche coordonnerait toutes les politiques de recherche des autres ministères. Les collectivités territoriales ainsi que l’Agence Nationale de la Recherche sont appelées à mettre en cohérence leurs appels à projets et leurs financements avec les grandes priorités de l’état. (source)  Il en résulterait un accroissement de la politique de pilotage national, en haut lieu, par des groupes très restreints.

Avec ce principe de hiérarchisation, d’autres propositions gouvernementales vont dans le sens d’attribuer les financements aux organismes qui respecteront les décisions des instances gouvernementales. Par exemple, les crédits de base des laboratoires seraient augmentés, certes, mais sous forme de crédits “compétitifs”, c’est à dire selon la “performance” réalisée. (source, p.24)

Le renforcement de pouvoir de l’Agence Nationale de la Recherche va d’ailleurs dans ce sens : elle se verrait confier tous les appels à projets de recherche et  attribuerait des aides financières à ces projets dans la mesure où ils seront, par leur durée, leur thématique et surtout leurs possibilités d’applications et de transfert en conformité  avec les priorités nationales. En définitive, et en dépit de ce qu’ils évoquent par ailleurs, les rapports promeuvent la science appliquée ayant une rentabilité possible. Il s’agit donc de « récompenser » ceux qui font la recherche dont il a été décidé qu’elle sert la nation…L’inégalité des financements en découle directement.

Quant à la généralisation du management, il se traduit par un couplage entre financement et évaluation à tous les niveaux, perceptible dans le vocabulaire employé (« conquérir de nouveaux leaderships » : « système vertueux  », « performance et évaluation », « compétitif », « émergent  », « innovation  », «  financement compétitif  » (pour désigner le financement à la performance et le financement par appel à projets, mis sous une même étiquette.) Et surtout « ressources humaines  », employé une trentaine de fois. 

En particulier, contre tout ce qui a été démontré, notamment par les sociologues de l’évaluation (source), les enseignants chercheurs sont dits dans ces rapports « insuffisamment évalués  » (source, p.28). Afin d’y remédier, le Haut Conseil de l’Evaluation et de la Recherche deviendrait la clé de voûte de l’ensemble de architecture de Enseignement Supérieur et de la Recherche  puisqu’il se verrait confier l’accréditation de tous les systèmes d’évaluation des universités et d’un certain nombre d’entités, voir même de certains chercheurs. (Aucune évaluation n’a pourtant jamais été faite de cette institution, ni de son coût en expertise, ni du temps qu’elle fait perdre à chacun.) ***J’enléverai ca perso En liant explicitement l’évaluation à la gestion des ressources humaines, les rapports s’apprêtent à accomplir ce que la loi LRU de 2007 n’avaient pu mettre en place : les chercheurs perdraient entièrement la maîtrise de l’évaluation de leur travail qui seraient confiés à des organismes non collégiaux suivant des objectifs managériaux de contrôle des carrières.

Analyse de quelques points précis

Une loi soi disant « budgétaire »

La ministre a argumenté que cette loi serait « une loi de programmation budgétaire ». (source) C’est à la fois vrai et faux.

  • – C’est vrai mais… Admettons que la loi soit effectivement « budgétaire ». Un des arguments de F. Vidal est qu’une loi engage alors que ce n’était pas le cas pour les simples promesses des précédents gouvernements. Mme Vidal dit « s’engager » ainsi  à porter le budget de la recherche publique à 1% sur 10 ans. Or une loi de programmation ne peut pas engager l’état, car une loi ne peut imposer qu’une loi faite par un autre gouvernement puisse être appliquée par le gouvernement en place. Et le mandat du président Macron prend fin en mai 2021…dans 2 ans. La loi « budgétaire » ne garantit donc nullement le budget auquel elle prétend engager ce gouvernement pour 10 ans ! (source)
  • – C’est faux. Car la LPPR n’est pas une loi qui traite uniquement du budget de la recherche. Dans le projet du 9 janvier par exemple, seule la première partie de la loi traite du budget, les 4 suivantes envisagent des bouleversements structurels du statut des chercheurs en France. Cette qualification « budgétaire » par la ministre, qui n’informe pas par ailleurs sur l’élaboration de la loi en cours,  laisse craindre que les dispositions qui menacent le statut des chercheurs soient instaurées par de simples ordonnances ou décrets. Et en effet, la dernière version de la loi prévoit que les modalités de recrutement des enseignants-chercheurs seraient modifiées par ordonnance. En réalité, c’est la poursuite de la  déstructuration du  statut des chercheurs, déjà bien entamé depuis 15 ans par une avalanche des réformes de l’ESR (LRU et ORE principalement), que vise le contenu des rapports. 

« Donner » d’une main ce qui a été pris de l’autre 

Un autre argument de la ministre est  qu’il y aura revalorisation du salaire des entrants dans la recherche et « effort sans précédent » sur le régime indemnitaire. Les rapports prévoient de passer la la revalorisation du salaire des entrants de 1,3 à 2 SMIC. En réalité, le salaire actuel se situe entre 1,7 à 1,8 smic du fait des rattrapages et des reconstitutions de carrières. Il s’agit donc seulement d’une revalorisation réelle de 0,2 à 0,3 % du smic. Or, dans le même temps, la réforme des retraites, couplée à la LPPR, prévoit que le taux de cotisation patronale de l’état chute sur 15 ans de 74 à 17%. L’état ne fera donc que réengager une partie de dont il s’est désengagé, de façon indemnitaire, soit en primes sans revalorisation du point d’indice. Effort ou tour de passe-passe ?

La dérégulation du statut des chercheurs

Un certain nombre d’innovations gouvernementales pourraient conduirent à une précarisation accrue de l’emploi des chercheurs. La dernière version de la loi précise qu’il n’y aura pas de « fusion » entre les corps de Maîtres de Conférence et de professeurs, (dont « l’opportunité » était mentionnée dans le Rapport 2). Par contre,  la création de plus de postes de « tenure-crack », qu’on peut traduire par  “titularisation conditionnelle » (« mise à l’épreuve » pour une durée maximale de 8 ans, après le doctorat), préconisée par les rapports, permettrait de remplacer par ces « chaires junior » la plupart des Maîtres de Conférence  partant à la retraite. Ainsi se profilerait une extinction programmée du corps des Maîtres de Conférence , selon une procédure managériale du contournement du conflit qui consiste à créer une autre voie que celle qu’on veut éliminer.

Autre innovation, les « CDI de mission scientifique » représentent une variante des « CDI de projet », dont les BIATSS (Personnels de Bibliothèque, Ingénieurs, Administratifs, Techniques, Sociaux et de Santé) font déjà l’expérience, soit une déclinaison des « CDI de chantier » qui existent déjà ailleurs. Or le rapport prévoit que l’emploi de ces « CDI de mission » pourrait s’affranchir de l’obligation pour l’employeur de recruter en CDI un CDD employé depuis plus de 6 ans.

Et effectivement, le mode de recrutement de certains chercheurs pourrait être modifié par ordonnance, notamment le caractère national des concours. Une telle disposition, qui revient à statuer sans aucun débat parlementaire – et plus encore sans aucune consultation des chercheurs et des universitaires eux-mêmes – viendrait briser une tradition de collégialité longue de huit siècles, selon laquelle les universitaires sont recrutés par leurs pairs. (source)

C’est le statut très particulier des enseignants/chercheurs (dont le recrutement, l’évaluation, l’évolution de carrière ne sont soumis qu’à l’appréciation de leurs pairs et qui bénéficient d’une entière liberté d’expression) qui est en danger. (source) Cette indépendance, déjà fragmentée par dix ans de réformes successives, constitue pourtant une des meilleures défenses de l’université comme lieu d’élaboration et d’enseignement du savoir scientifique, face aux pressions des politiques et aux intérêts purement économiques. 

Paradoxes 

On ne peut que s’étonner que, paradoxalement, beaucoup des constats faits par ces rapports ne les empêchent pas de préconiser des “solutions” qui risquent encore d’aggraver les difficultés constatées. Il en est ainsi par exemple de l’augmentation des appels à projet qu’il est prévu d’accroître encore, alors qu’ils sont reconnus par les auteurs comme étant  une des sources des difficultés constatées. De même, la création d’emplois dont l’analyse des rapports dévoile la précarité (“CDI de mission scientifique”, “tenure-tracks”) devrait résoudre : “l’érosion de l’emploi scientifique permanent ”. (source, p.5) Enfin, Mme Vidal ne craint pas la contradiction quand elle déclare que “Téléguider la recherche, la priver de sa part d’inattendu, d’imprévisibilité, de liberté, c’est se condamner à l’immobilisme et à la répétition stérile du même » (source), bien que l’analyse des rapports révèle qu’ils visent à limiter encore la liberté des chercheurs. 

On reste dans un premier temps stupéfait devant tant de diligence à dissimuler sous des formulations pseudo-scientifiques un discours en réalité calqué  sur dix ans de logique managériale plaquée sur la recherche française : il est par exemple préconisé de “développer la capacité de la France à opérer des choix stratégiques et à agir en cohérence”  (source, p.11) et on découvre que les mesures déclinées ensuite aboutissent à une hiérarchisation renforcée de l’appareil d’état qui contrôle les chercheurs. Les sciences humaines et sociales, devenus “sciences sociétales” se voient attribuer, bien entendu en lien avec les “sciences dures”, la mission de relever les “défis sociétaux(source, p.56) : ou comment achever la disparition programmée des sciences humaines à l’université. En cette capacité de dissimulation des intentions véritables réside la principale “qualité” de ces rapports.

Alors qu’aucune relation de cause à effet n’y est mentionnée entre ces constats “alarmants” et la politique menée vis à vis de la recherche depuis une dizaine d’années, comme si ces constats ne résultaient pas de cette politique. Or les préconisations actuelles du gouvernement frappent précisément par leur continuité avec ces politiques.

L’étonnement a cédé la place à la colère  quand la communauté des chercheurs a découvert que les « solutions » recommandées par les rapports sont les mêmes que celles qui, selon elle, ont conduit à la crise actuelle que la LPPR prétend résoudre.

L’avis des chercheurs

Une grande consultation conduite par les sociétés savantes de France (9000 réponses) (source) préconise l’opposé des recommandations gouvernementales : 9 chercheurs sur 10 sont en faveur d’une augmentation des crédits récurrents et d’une limitation des appels à projet. Ne pas tenir compte de ces préconisations relève d’un très grave dysfonctionnement démocratique.

Les chercheurs consultés sont en majorité d’accord sur le fait que : 

  • La concentration des moyens est contraire à l’efficacité scientifique. (source)
  • L’appel à projet doit rester minoritaire dans le recrutement. Les caractéristiques de la recherche (temps long, résultats imprévisibles, construction de la science sur la contradiction) sont incompatibles avec une politique massive d’appels à projets.
  • La protection du statut des chercheurs est favorable à l’efficacité de la recherche. Elle favorise entre autres la sincérité des publications.
  • Les politiques préconisées par les rapports ont des effets pervers connus : “Effet Matthieu” dû à la concentration des moyens, falsification des résultats, poids des contraintes administratives…. Or ces effets ne sont pas évoqués par ces rapports, dont on peut donc supposer qu’ils les méconnaissent. Il est donc à craindre que leur occurrence augmente encore.

La mobilisation des chercheurs

Le 5 mars dernier, l’Université et la Recherche se sont arrêtées. Près de 300 laboratoires, une centaine d’universités et 145 revues scientifiques étaient impliqués dans cette action.

Une tribune du journal “le Monde”, signée par un collectif de 800 universitaires et chercheurs, (source) s’élève  contre l’esprit “inégalitaire” et “darwinien” de la LPPR prôné par Antoine Petit, PDG du CNRS. (source)  La communauté universitaire est quasi-unanime pour rejeter la LPPR et démissionner de ses fonctions administratives.

En visite à l’Institut Pasteur, E. Macron a annoncé des moyens supplémentaires pour la recherche : « La crise du CoVid-19 nous rappelle le caractère vital de la recherche scientifique et la nécessité d’investir massivement pour le long terme ». Le problème est que les 5 milliards d’euros de E. Macron correspondent tout juste à un peu moins du budget de 3% du PIB qui est promis aux chercheurs depuis plus de 10 ans !

Rien de nouveau donc sous le soleil de printemps qui inonde les places et les rues vides, ni du reste dans les hôpitaux affaiblis par la même gestion « managériale » que la recherche, et qui croulent sous la menace sanitaire. 

Bien loin de l’activisme, vain  à bien des égards, du gouvernement, l’urgence sanitaire que nous traversons devrait nous conduire à comprendre que notre santé dépend d’un savoir, lequel ne peut continuer d’être méprisé sans conséquences.