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Taxation mondiale des entreprises : la France a-t-elle vraiment soutenu un taux élevé de 21 % ?

Après l’accord obtenu au G7 sur une taxation mondiale des entreprises, Bruno Le Maire a revendiqué une victoire française. Sa position lors des négociations est pourtant restée floue, notamment sur le taux défendu par la France.
par Justine Daniel et Alexandre Horn
publié le 1er juillet 2021 à 14h34

Question posée par @Freuderic

Bonjour,

Vous nous interrogez sur une vidéo partagée par Bruno Le Maire concernant la position de la France sur le projet de taxation mondiale des entreprises. Cet extrait est tiré de son audition devant la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire de l’Assemblée nationale, le 2 juin.

La séquence est une réponse à la question posée par la députée des Nouveaux Démocrates (ND) et ex-La République en marche (LREM) Emilie Cariou : «Vous avez tiré vers le bas la proposition de seuil minimal d’impôt sur les sociétés et les filiales des groupes qui a été proposé à l’Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE] : alors que l’administration Biden présentait une proposition ambitieuse de 21%, la France n’a proposé qu’un petit taux de 15%.» Ce à quoi le ministre de l’Economie répond, affirmatif : «C’est le président américain, de lui-même, qui est revenu de 21% à 15%. Nous avons toujours dit qu’une taxation minimale des sociétés à hauteur de 21% convenait parfaitement à la France. Madame Cariou, si vous arrivez à convaincre le président Biden de revenir de 15% à 21%, nous vous suivrons avec le plus grand plaisir.»

Cet échange s’est tenu peu avant que les négociations internationales sur cette réforme mondiale de la fiscalité n’aboutissent, le 5 juin, à un accord de principe des ministres des Finances des pays du G7. Avant un éventuel élargissement, cette semaine, à près de 140 pays, sous l’égide de l’OCDE.

L’accord en question se compose de deux piliers. Le premier concerne la taxation des 100 plus grosses entreprises mondiales, dont les géants du numérique. Le second vise à instaurer un taux d’imposition mondial d’«au moins» 15% sur les entreprises. Un taux plancher, destiné à contrer l’optimisation fiscale via le transfert, par les entreprises, de leurs profits vers des paradis fiscaux aux taux d’imposition vertigineusement bas.

A l’issue de cet accord de principe, le ministre de l’Economie a vanté une victoire française : «Cela fait quatre ans que nous nous battons dans toutes les enceintes européennes et internationales […] pour qu’il y ait une juste taxation du digital et pour qu’il y ait un minimum d’impôt sur les sociétés», dit-il sur Twitter, le 5 juin. Sur Europe 1, le lendemain, Bruno Le Maire explique qu’il a soutenu explicitement les Etats-Unis, qui avaient initialement mentionné un taux de 21% : «Quand les Etats-Unis avaient proposé 21%, nous avions dit tope-là, 21%, ça nous va très bien et on est prêt à avoir 21%.»

L’enjeu de ce taux réside notamment dans l’ampleur des recettes fiscales qui pourraient en découler. Selon un rapport de l’Observatoire européen de la fiscalité, ces revenus varieraient, pour la France, en 2021, de 4,3 milliards d’euros, pour un impôt minimum mondial de 15%, à 16 milliards pour un taux de 21%. Une note du Conseil d’analyse économique suggère, elle, que «les recettes fiscales de la France augmenteraient de près de 6 milliards d’euros avec un taux de taxation minimal effectif à 15%, et 8 milliards d’euros avec un taux à 21%» par an, avant que les paradis fiscaux ne modifient potentiellement leurs taux.

Pris de court par les annonces américaines

Le soutien français à ce taux de 21% est en réalité moins évident que les déclarations du ministre ne le laissent penser. Si la France et l’Allemagne militent depuis plusieurs années pour l’instauration d’une fiscalité internationale afin de lutter contre les paradis fiscaux, c’est Joe Biden qui a créé la surprise en relançant ces discussions internationales, au point mort depuis l’élection de Trump.

Le 6 avril, la secrétaire au Trésor américain, Janet Yellen, annonce ainsi que les Etats-Unis veulent augmenter la taxation de leurs multinationales à hauteur de 21%, mais souhaiteraient que le monde entier les suivent. Objectif : réduire la délocalisation des profits des entreprises dans les paradis fiscaux. Le niveau du taux pour les négociations internationales n’est toutefois pas précisé par la secrétaire au Trésor.

Dans ces discussions internationales, la ligne rouge de la France consiste à obtenir un accord comprenant un taux minimal d’imposition, mais aussi la taxation des géants du numérique. Le ministre de l’Economie est depuis quatre ans un fervent défenseur d’une taxe Gafa, qu’il a instaurée en France à l’été 2019, faute de consensus européen et international.

Reste que notre pays, jusqu’alors considéré comme leader de ces négociations, est pris de court par les annonces de l’administration Biden. Interrogé dans la foulée de ces annonces américaines, le 7 avril, par Bloomberg TV, Bruno Le Maire défend alors un taux de 12,5%. Soit l’équivalent du taux d’imposition des sociétés de l’Irlande. Un chiffre ambitieux sous l’ère Trump, et qui faisait alors consensus au sein de l’OCDE. «Nous sommes bien sûr ouverts à une augmentation de ce chiffre», affirme-t-il néanmoins dans cet entretien, selon l’AFP.

Le 21 avril, lors d’une précédente audition à la commission des finances de l’Assemblée nationale, c’est encore Emilie Cariou qui l’interroge : «La France va-t-elle soutenir le taux minimal de 21% dans le cadre des négociations au sein de l’OCDE ?» Réponse de l’intéressé : «J’ai proposé 12,5% comme taux minimal d’impôt sur les sociétés au niveau international. Certes, l’exécutif américain propose 21%, mais je pense que le sénat [américain] défendra une position différente.» Le ministre précise toutefois qu’un tel taux ne lui poserait «aucun problème».

Des déclarations françaises timides sur les 21 %

La déclaration la plus avancée, vers laquelle le ministère de l’Economie renvoie CheckNews, provient d’une interview publiée le 27 avril, dans le Figaro avec son homologue allemand Olaf Scholz. Interrogé sur la proposition d’un taux minimal à 21% par les Etats-Unis, Bruno Le Maire répond que «la France avait proposé un taux d’imposition minimum global pour les sociétés à 12,5%. Si l’administration Biden propose un taux à 21% et qu’il y a consensus, il serait acceptable pour nous. Sur la taxation des géants du numérique, notre position reste la même : tous les géants du numérique doivent être taxés à leur juste valeur». Même discours pour le ministre allemand qui, dans l’hebdomadaire Die Zeit, ne voit «pas d’objection à la proposition américaine». Interrogés au sujet des taux, la veille, lors d’un point presse, Olaf Scholz et Bruno Le Maire ne donnent pas plus de détails mais soulignent l’importance d’avoir un accord.

Pour certains, néanmoins, ce soutien aux premières annonces américaines reste timide. «On ne peut pas dire qu’il ait soutenu la taxe à 21%, observe l’eurodéputé socialiste néerlandais Paul Tang, président de la sous-commission des affaires fiscales du Parlement européen. Il n’y a eu aucun soutien inconditionnel. Il a dit qu’il ne s’y opposerait pas mais ce n’est pas la même chose que de soutenir. […] La France et l’Allemagne ne veulent pas s’engager dans un combat avec l’Irlande, l’Estonie ou la Hongrie. C’est pour cela que les Etats-Unis ont rapidement compris qu’ils n’auraient pas le soutien de l’Europe sur les 21% […], ce qui était difficile, mais faisable.»

Une analyse partagée par l’économiste au German Council on Foreign Relations, Shahin Vallée : «Il n’y a aucun papier de position [prise de position officielle, ndlr] français ou franco-allemand qui reprend le chiffre des 21% de manière explicite. Il est donc faux de dire que la France a soutenu l’initiative Biden de 21%. La France et l’Allemagne n’y étaient pas opposées, mais, en réalité, ni l’une ni l’autre n’ont cru qu’il était possible d’appliquer les 21%. En partie parce que l’on partait d’un accord autour de 12,5% et que les Européens, Français et Allemands, pensaient qu’il serait trop difficile d’obtenir plus que 15%.» L’économiste va même plus loin : «Je pense qu’il était possible d’obtenir un accord à 21% pourvu qu’il y ait un grand soutien international, qui n’a pas existé.» En outre, les résistances au sein du Congrès américain ont contribué, selon lui, à faire reculer Joe Biden. Mais «c’est assez inexact de faire comme si ces avancées-là étaient le fruit des efforts français, alors qu’ils sont largement le fruit des efforts américains, pour lesquels la France et l’Allemagne n’ont pas pris beaucoup de risques».

Des affirmations après coup

Lorsque les Américains proposent finalement 15%, le 19 mai, France et Allemagne qualifient la proposition de «bon compromis» et de «base intéressante et solide», lors d’un nouveau point presse avec Olaf Scholz, quelques jours plus tard. Le ministre français rappelle sa priorité : avoir un accord sur les deux piliers. Mais même après cette proposition, pas de changement dans la communication française à propos du taux. Un taux de 15%, «est-ce suffisant ?» demande Nicolas Demorand le 27 mai sur France Inter. «Nous avions proposé à l’origine 12,5%, les Etats-Unis ont proposé 21% puis 15%. Le taux est important et nous en discuterons au G7 la semaine prochaine», répond Bruno Le Maire.

Interrogé par CheckNews, Bercy défend que le ministre soutient et a soutenu explicitement le taux de 21% et «un taux le plus élevé possible» lors des négociations, renvoyant aux points presse et interviews. Et soulève avant tout, et à nouveau, la nécessité d’obtenir un accord, à la fois sur les grandes entreprises du numérique et sur le taux minimum.

Aucune des nombreuses interventions qu’a pu consulter CheckNews ne comprend cependant de position plus affirmative sur les 21% que les propos tenus par Bruno Le Maire dans le Figaro le 27 avril. Et ses déclarations publiques en faveur de ce taux n’ont eu lieu qu’après son abandon par les Etats-Unis et l’émergence d’un consensus sur 15%.

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